Chronique de La Buvette au coin d'la rue : PHEDRE / Matthieu CRUCIANI, Scandale pour un drame trop humain.
PHEDRE / Matthieu Cruciani : Scandale, kitch et triomphe du mauvais goût, pour un drame trop humain.
Nous y sommes. Après plus d’une heure de transport avec nos cinquante élèves, on déborde presque d’impatience à l’idée de découvrir ce nouvel espace d’exploration, cette ambiance, cette Phèdre, les personnages qui malgré l’horreur ne basculent jamais dans l’abjection. La plus belle pièce du répertoire classique. Dans la tête, nous avons encore les confidences de Dominique Blanc, racontant avec finesse son histoire de scène avec Chéreau, ce rôle pour un pied blessé, cette aventure démentielle. La cruauté aussi. Le Chéreau puissant et éphémère qui disparaît à l’autre bout du monde pendant les représentations. Divinisé. Ce soir, la salle est pleine. Avec plusieurs centaines de jeunes. On comprend que tout se joue ici avant l’arrivée des comédiens : un lit d’étudiant en bazar côté cour, des chaussettes usagées, des couvertures légèrement peluchées comme peaux de bêtes, dans un esprit kitsch fin des années 70 – déshérence de fin de siècle. Un immense rideau bleu passé (mauvais turquoise) masque le fond de scène (la salle est grande). Certainement un tissu récupéré en brocante. Une moquette démodée, bleu maigre, mauvaise mine. Théramène, gouverneur, rentre et fait le ménage, plie le jean, sent les chaussettes, remet négligemment la couette. Hippolyte fait son apparition côté jardin, nu en caleçon rouge, il sort de la douche (nous sommes le matin, dont acte !). Il brandit son arc et lance des flèches sur l’affiche rétro qui présente une cible géante. Les flèches tirées manquent le centre, sauf peut-être la troisième (des jeunes commentent, waouh). Comprendre : c’est le fils d’Antiope, reine des Amazones. Soudain le jeu tombe, grincements en dedans : les voix mal placées, l’intonation chuintante, les paquets de syllabes conglomérées. Un sirop fluet : par la voix, Hippolyte est une victime. Les propos commencent à rentrer dans le corps au moment de l’aveu d’amour à Aricie, princesse d’Athènes. Hippolyte devient vivant, prêt à défendre ses désirs. En face, Aricie s’est disloquée : ni témoignage de sentiments, ni rejet raisonnable ou compréhensible. Son hystérie fragmente la parole, les gestes hirsutes et saccadés glacent littéralement et nous n’écoutons plus : est-ce une pièce montée avec de jeunes amateurs, qui jouent leurs partitions sans unité, sans se préoccuper d’autrui ? Plus tard, nous verrons un Thésée (lui aussi en slip, tel le protagoniste de Breaking Bad !), stature musclée, imposante, couvert de faux sang, longue boucle d’oreille, sorti tout droit d’une fresque mythologique, le membre saillant : est-ce un chef de gang ? nous avions rien compris ? S’agit-il d’une histoire sale dans la pègre sicilienne ? Phèdre se conduit en femme de crac, se virilise et gagne en puissance le long de la pièce. Changeant de costume à chaque apparition, presque une seconde Médée dans une robe de soleil. Ivre de désir, elle se jette littéralement contre Hippolyte plaqué au mur, « lui défonce sa race » chuchote un jeune spectateur, mime un ébat passionné contre un corps transi et tatoué, affamée, dans un degré surprenant. Puis tout s’emballe. Le centre du plateau, où un étrange dispositif (seconde scène) présente des éléments totalement hétéroclites (du bidet aux objets déco d’architecte en manque d’inspiration). Thésée s’y posera un peu, pour réfléchir et manger une pomme, mais on en restera là. Pourtant on se dit, c’est le centre, chaque objet pourrait représenter une force particulière, on cherche des explications, on décode. Les murs sont mal peints, comme délabrés, le bel horizon marin, d’un bleu explosif, fait penser à un paysage méditerranéen… sommes-nous dans un repaire corse ? Les meurtres grondent en coulisses, mais on ne parvient pas à cacher tout ce sang versé, les confidents (sublime Ismène, incarnée par Jade Emmanuel), reviennent abasourdis, dégradés, assistant impuissants à ces frasques, immondes règlements de compte. Une couverture de déménageur est arrachée du mur, c’est un crâne de buffle (les pauvres restes du Minotaure ?), comme ces bâches arrachées dans un appartement en construction (le promoteur a dû se barrer avec le fric). Tous ces corps athlétiques, beaux et dérisoires. Puants comme imbéciles orgueilleux qui pleurent leurs mâchoires perdues, brâmant des alexandrins concassés. La fin s’étiole dans ce marasme. Par terre, un cordage de néons jaunes a pris place sur le dispositif du centre, Phèdre y dégorge ses dernières plaintes : elle s’est empoisonnée. Ces néons de lumière oeuvrent-ils devant nous comme un sang purifié par le sacrifice ? Ou le sang d’une petite-fille d’Hélios ? La lumière se tord au sol, plus rien ne s’élève. La fête est finie. Dans le gâchis nauséabond des drames trop humains.
Françoise Breton (en sortie avec ses formidables collègues, et ses élèves de théâtre).
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